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INTERNATIONAL - Employons-nous à déchiffrer les ambiguïtés et contradictions de la diplomatie turque actuelle, et à expliquer le manque d'empressement d'Ankara à s'engager militairement contre Daech.
Depuis quelques jours, la ville kurde de Kobané, dans le Nord de la Syrie, à la frontière turque, est assiégée par les forces de l'État Islamique (Daech). La Turquie de l'AKP qui, tout au long des années 2000, s'est employée à se montrer comme une véritable puissance régionale capable de régler les conflits de son "arrière-cour" moyen-orientale, reste pour le moment inactive et en retrait face à la progression de Daech à ses frontières. Cet immobilisme est d'autant plus surprenant que le Parlement turc a voté, le 2 octobre dernier, une motion autorisant l'armée turque à intervenir "si nécessaire" en Syrie et en Irak pour lutter contre "les groupes terroristes". Ce billet s'emploie à déchiffrer les ambiguïtés et contradictions de la diplomatie turque actuelle, et à expliquer le manque d'empressement d'Ankara à s'engager militairement contre Daech.
La Turquie et Daech: des relations complexes et ambiguës
Alors que dans les années 2000 Ankara a entretenu une véritable "lune de miel" avec le régime de Bachar el-Assad, la révolution syrienne de 2011 et la violente guerre civile qui s'ensuivit, pousse le gouvernement turc à adopter une position radicale contre Damas. Se déclarant être "du bon côté de l'Histoire" en s'opposant à el-Assad, Ahmet Davutoğlu et Recep Tayyıp Erdoğan tentent de hâter la chute du régime baassiste en apportant un soutien tant logistique que matériel à l'opposition syrienne, sans se préoccuper de l'identité et de la nature des mouvements qui recevaient ce soutien.
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Or, à partir de 2013, et dans un contexte d'enlisement de la crise syrienne, l'opposition se radicalise, ce qui permet l'émergence d'une variété de groupes jihadistes extrémistes (Jabhat al Nusra, Ahrar el Sham) dont le plus puissant et le plus organisé est l' "État islamique en Irak et au Levant", devenu plus tard l'"État islamique" (Daech de son acronyme arabe).
Quand les États-Unis commencent à s'inquiéter de la montée en puissance de ces groupes, la Turquie se déclare "pays modéré" et nie avoir accordé aux mouvements jihadistes un quelconque soutien, même tacite. Or, en dépit de ces déclarations de bonne foi, Ankara a continué à se livrer à un jeu opaque: au début de 2014, des camions turcs supposés transporter de l'aide humanitaire en Syrie sont interceptés -on y trouve du matériel militaire; aussi, des fuites dans la presse turque et arabe laissent entendre que les groupes jihadistes installés en Turquie continuent de bénéficier d'une liberté de mouvement, sous le regard bienveillant des services de renseignement turcs (MIT).
La Turquie joue ainsi le grand écart: elle se déclare "modérée" afin de s'attirer les faveurs de l'Occident, tout en contribuant au renforcement des groupes radicaux dans le double espoir de mettre fin au régime d'el-Assad et de contenir une montée en puissance des Kurdes de Syrie. Ce double jeu ne la met pas, pourtant, à l'abri des dangers: en effet, dès mars 2014, et loin d'agir comme un "enfant docile", Daech menace la tombe de Suleyman Shah, une enclave territoriale turque de 30km, située en Syrie. Quelques mois plus tard, en juin 2014, le mouvement jihadiste prend en otage 49 citoyens turcs à Mossoul. Si les raisons de cet enlèvement demeurent obscures, il est possible de conjecturer qu'il s'agit d'un avertissement pour Ankara qui, sous la pression de l'Occident, aurait commencé à réfléchir à changer son fusil d'épaule.
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Une attitude ambivalente vis-à-vis de la coalition internationale
Le double jeu d'Ankara ne fait que se consolider quand les États-Unis commencent à mettre en place une coalition internationale contre Daech. Déclarant (ou prétextant?) ne pas vouloir mettre en péril la vie des 49 otages, Recep Tayyıp Erdoğan annonce qu'il "ne provoquera pas" Daech; il refuse ainsi de qualifier ce groupe de "terroriste" et se montre réticent à rejoindre la coalition internationale contre l'État islamique. En parallèle, plusieurs sources informées indiquent que le gouvernement turc a indirectement contribué à la survie économique de l'État islamique en laissant se développer, le long des frontières turco-syrienne et turco-irakienne, une importante contrebande de produits pétroliers qui bénéficiait au mouvement jihadiste.
Or, la libération des otages turcs le 20 septembre - dans des conditions mystérieuses - oblige le gouvernement turc à clarifier sa position vis-à-vis de Daech. Ankara se prête alors, là aussi, à un jeu subtil. Désirant redorer son image au Moyen-Orient et en Occident, et voulant déjouer les accusations de soutenir l'extrêmisme sectaire de Daech qui lui sont adressées, Erdoğan décide de rejoindre la coalition internationale et fait voter au Parlement turc une motion autorisant l'armée à se déployer en Irak et en Syrie. Dans le même temps, ironie du sort : l'État islamique annonce, sur son site internet, vouloir ouvrir son premier "consulat" en Turquie...
Les développements de Kobane ou comment la Turquie sacrifie l'éthique à l'autel de la realpolitik
Alors que, lors des derniers jours, les jihadistes ont imposé leur siège sur la ville kurde de Kobane en Syrie, que les États-Unis lancent des frappes aériennes pour tenter d'affaiblir leur progression, et que le gouvernement turc bénéfice d'un mandat parlementaire pour intervenir en Syrie, Ankara reste étrangement silencieuse et passive face à la dégradation de la situation à ses frontières.
La non-intervention de la Turquie à Kobane est à placer dans le cadre de l'évaluation de ses intérêts politiques par le gouvernement turc. D'une part, malgré la motion parlementaire, la Turquie de l'AKP ne veut pas s'afficher comme un pays musulman s'alignant sur les Occidentaux pour mener une guerre contre des musulmans ! Il y a là un risque de s'aliéner une partie de l'électorat turc, mais aussi de l'opinion publique arabe. D'autre part, la Turquie craint que sa prise de position contre Daech n'entraîne des représailles de ce dernier, sous forme d'enlèvements ou d'attentats comme ce fut le cas lors de l'attentat de Reyhanli qui a fait 51 victimes le 11 mai 2013.
C'est surtout l'équation kurde qui pèse sur les calculs géopolitiques d'Ankara: jusqu'à présent, et en dépit des atrocités commises par Daech (notamment contre la communauté yazidi et chrétienne d'Irak), Ankara se sent moins menacée par ce groupe jihadiste que par l'émergence d'une force autonome kurde en Syrie, qui pourrait éventuellement s'allier aux Kurdes de Turquie et d'Irak pour créer un grand Kurdistan, scénario cauchemardesque pour Ankara. Ainsi, dans une logique de "l'ennemi de mon ennemi est mon ami", la Turquie se tient à l'écart des frappes aériennes conduites par la coalition internationale afin de faire gagner du temps à Daech et permettre aux jihadistes d'affaiblir les Kurdes syriens de Kobane (notamment le PYD et le PKK). Or, en adoptant cette position "machiavélique" et en laissant un massacre se dérouler à sa porte, le gouvernement AKP serait en train de mettre en péril un des succès majeurs de sa politique des années 2000, à savoir le processus "d'ouverture kurde", c'est-à-dire la normalisation progressive des relations avec la minorité kurde de Turquie. D'ailleurs, Abdullah Öcalan, le leader du PKK, a fait savoir depuis sa prison d'Imrali qu'un éventuel massacre à Kobane sonnerait le glas du processus en question. En ce sens, Daech aurait pour dommage collatéral la mort dans l'œuf de ce processus si cher à Davutoğlu et Erdoğan et ayant été présenté comme l'une des success stories de l'AKP.
En somme, Ankara est aujourd'hui coincée dans une impasse et prise au piège de son double jeu: ayant longtemps joué le grand écart, s'affichant comme "État modéré" tout en soutenant les groupes extrémistes pour éradiquer el-Assad, elle est aujourd'hui obligée de prendre clairement position et de choisir son camp. Or, quelle que soit l'option choisie, Ankara payera un prix élevé: si elle s'attaque à Daech, elle risque de renforcer les Kurdes tout en exposant le territoire turc au risque de représailles violentes. Si elle reste complaisante à l'égard de l'État islamique, elle risque de perdre à jamais son rôle et sa réputation de "puissance régionale bénine" qu'elle s'est employée à acquérir tout au long de la décennie 2000. Déjà, dans la presse arabe aujourd'hui, une hostilité à l'AKP se fait ressentir, le gouvernement turc étant accusé de commettre à sa porte des "crimes pires que ceux que ses ancêtres les Mongols avaient osé commettre"...