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Nov 01, 2015

L'imbroglio des élections législatives turques

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INTERNATIONAL - Ce dimanche 1er novembre, les Turcs se dirigeront vers les urnes pour voter aux élections législatives anticipées. Ces élections représente

nt un tournant pour la Turquie, tellement les enjeux qu'elles posent sont importants.

INTERNATIONAL - Ce dimanche 1er novembre, les Turcs se dirigeront vers les urnes pour voter aux élections législatives anticipées, organisées suite à l'échec de la formation d'un gouvernement de coalition après le scrutin de juillet dernier.


Ces élections, qui se déroulent dans un climat particulièrement tendu et dans un contexte politique marqué par le retour de la violence (notamment après les attentats d'Ankara) et par la polarisation de l'opinion publique, représentent un tournant pour la Turquie, tellement les enjeux qu'elles posent sont importants.


D'abord, ces élections sont importantes parce qu'elles détermineront l'avenir politique du parti de la Justice et du Développement (AKP) et auront un impact considérable sur la forme du régime politique en Turquie. Arrivé au pouvoir pour la première fois en novembre 2002, un an seulement après sa création, l'AKP s'est érigé en une force hégémonique dominant la scène politique turque. Depuis 2002, ce parti a remporté quatre élections législatives (2002, 2007, 2011, 2015), deux élections présidentielles (2007 et 2014), trois élections municipales (2004, 2009, 2014) et deux référendums (2007 et 2010). Au cœur de cette réussite de l'AKP se trouvaient des facteurs à la fois socioéconomiques et politiques: d'une part, la capacité du parti à rassembler autour de lui les gagnants et les perdants de la mondialisation en accompagnant le néolibéralisme de politiques de redistribution censées assurer une justice sociale; cette recette savante de "néolibéralisme social" a permis à l'AKP d'attirer l'élite économique et la bourgeoisie, ainsi que la "masse" anatolienne et les milieux ruraux. D'autre part, le parti doit sa longévité politique à sa capacité -tout au long des années 2000- de se présenter comme un parti "attrape-tout": si les citoyens pieux le soutenaient car ils voyaient en lui un parti islamique qui appliquerait une laïcité moins stricte et plus tolérante à l'égard de l'expression de la religion dans la sphère publique, les libéraux et les Kurdes -quant à eux- votaient pour lui car il représentait à leurs yeux une promesse de dé-rigidification du kémalisme, d'une libéralisation du système politique et d'une interprétation plus malléable de l'"État-nation" turc. Par ailleurs, la réussite de l'AKP et son maintien au pouvoir dérivaient de "l'effet de charisme" que dégageait le leader du parti Recep Tayyip Erdoğan: incarnant la figure du "Turc noir", du self-made man, du "porte-parole des sans voix" et de l'homme d'État hypervolontariste, celui-ci attirait de larges franges de la société turque et électrifiait les masses.


Or, ces éléments qui ont longtemps été au cœur du succès de l'AKP s'érodent aujourd'hui: les performances économiques exceptionnelles du pays dans la décennie 2000 sont mises à mal par la pression que subit l'économie turque (notamment à cause de l'afflux de réfugiés syriens), l'électorat libéral s'éloigne d'un parti dont le mode de gouvernance manque de transparence, les Kurdes se sentent stigmatisés et sont les premières victimes de la reprise du conflit armé entre l'AKP et le PKK, et enfin l'électorat prend ses distances à l'égard d'Erdoğan, devenu insensible à toute critique et faisant preuve d'autoritarisme. Celui-ci rêve de présidentialiser le régime et de concentrer les pouvoirs afin de créer une "nouvelle Turquie" et de remodeler l'État et la société turque. Si son parti remporte la victoire, un processus de bonapartisation du régime politique serait inéluctable.


Ensuite, ces élections sont importantes car elles auront une incidence directe sur l'union nationale et sur les rapports entre Kurdes et Turcs. Si l'AKP s'est engagé dans une politique d'ouverture à l'égard des Kurdes à partir de 2008, le déclenchement de la révolution syrienne et le soulèvement des Kurdes de Syrie ont tué dans l'œuf ce processus et marqué un coup d'arrêt à la résolution de la question kurde en Turquie. Rattrapé par le "syndrome de Sèvres" et craignant la mise en place progressive d'un État kurde indépendant à ses frontières, le gouvernement AKP s'est montré impassible lors du massacre des Kurdes à Kobané et complaisant à l'égard de Daech, dans le double objectif d'utiliser celui-ci comme instrument pour lutter contre la montée en puissance des Kurdes et pour renverser le régime de Bachar el-Assad. Or, l'AKP a été pris au piège de son propre jeu : le monstre Daech s'est progressivement émancipé et s'est retourné contre la Turquie, orchestrant de nombreux attentats dans ce pays, dont les plus sanglants ont eu pour cible la population kurde de Turquie (Suruc, Ankara). Tout porte à croire que les Kurdes, qui se sentent comme l'objet d'une chasse aux sorcières, se vengeront dans les urnes dimanche en sanctionnant l'AKP et en votant pour le parti pro-kurde, le HDP. De toutes les manières, quel(s) que soi(en)t le ou les parti(s) sortant vainqueurs du scrutin, ils devront trouver une issue à la question kurde et inventer une formule magique permettant de ressouder la nation et de reconstruire la confiance mutuelle entre Turcs et Kurdes.


Enfin, ces élections détermineront l'orientation de la politique étrangère de la Turquie. Alors qu'à l'arrivée au pouvoir de l'AKP en 2002 Ankara avait réussi à s'ériger en pôle de puissance régionale, les révolutions arabes ont balayé ses acquis et réalisations dans la région la plaçant dans une position d'isolement. Le "zéro problème avec les voisins" mis en place par Ahmet Davutoğlu s'est transformé en un "zéro voisin sans problème". Or, plutôt que de revoir la politique étrangère de leur pays, Erdoğan et Davutoğlu ont choisi la stratégie de l'autruche, et se sont employés à sublimer leur échec en présentant l'isolement de la Turquie comme une "solitude précieuse", ce qui ne fait qu'engouffrer le pays davantage dans le bourbier moyen-oriental. Par ailleurs, si dans les années 2000 le repositionnement diplomatique de la Turquie au Moyen-Orient avait fait l'objet d'un consensus en raison des bénéfices économiques et politiques qu'il apportait, l'augmentation actuelle des coûts de la présence turque en Orient conduit à une contestation de la politique étrangère. La crise syrienne a en effet eu des conséquences désastreuses en Turquie tant sur le plan humain (2 millions de réfugiés), qu'économique et sécuritaire (attentats meurtriers, émergence de cellules jihadistes en Turquie, par exemple à Adiyaman). Surtout, ce conflit a provoqué une crispation identitaire et autoritaire: d'une part, il est à l'origine d'un regain de tensions entre alévis et sunnites, et entre Kurdes et Turcs, et d'autre part, il permet à l'élite politique de réprimer toute opposition et d'imposer un mode de gouvernance autoritaire sous prétexte que la Turquie est en guerre et fait face à un "complot" visant son intégrité territoriale, sa souveraineté, et son unité nationale. La politique étrangère est ainsi un enjeu majeur du scrutin de dimanche et elle sera revisitée et refaçonnée en fonction des résultats des élections.


Pour remporter la victoire, l'AKP et Erdoğan continuent d'employer les mêmes stratégies : d'une part, la diplomatie publique afin de construire un "grand récit" présentant l'AKP comme le parti du peuple et pour le peuple, et Erdoğan comme "l'homme de la nation"; d'autre part, le recours à l'argument sécuritaire et nationaliste présentant l'AKP comme la seule "voie de sauvetage" du pays et le seul rempart contre le chaos et la montée en puissance des Kurdes.


Deux scénarios se présentent lors de ces élections, chacun avec sa part de risque et de danger pour le pays : le premier consisterait en une victoire de l'AKP avec une majorité absolue. On peut imaginer en effet que l'argument sécuritaire et nationaliste fonctionne et pousse l'électorat turc à voter massivement pour l'AKP non pas par adhésion à ses choix politiques, mais dans le but de garantir un retour à la stabilité et la sécurité. Or, si ce scénario se réalise, il risque de créer une plus grande polarisation de l'opinion publique entre sympathisants et opposants d'Erdoğan, et risque de provoquer une rigidification autoritaire. Le second scénario consisterait en une consolidation du vote kurde pour le parti HDP et une perte par l'AKP de la majorité absolue; ceci rendrait nécessaire la formation d'un gouvernement de coalition, ce qui est une équation difficile surtout au vu des nombreuses dissensions entre les partis principaux que sont l'AKP, le HDP, le CHP et le MHP. Si un gouvernement de coalition serait une bonne nouvelle pour la Turquie car il permettrait de relancer le débat intérieur et forcerait les partis à faire des concessions mutuelles, il peut aussi se transformer en un scénario cauchemardesque rendant difficile toute prise de décision et toute gouvernance efficace du pays, comme ce fut le cas durant la "décennie perdue" des années 1990 où la succession des gouvernements de coalition a paralysé la Turquie.


Quels que soient les résultats de ces élections, elles changeront le visage de la Turquie et affecteront sa politique à la fois intérieure et étrangère. Et quels que soient le ou les partis vainqueurs, l'ère AKP ne sera pas effacée ni considérée comme une "parenthèse" dans l'histoire du pays ; durant plus d'une décennie de règne, ce parti a -à jamais- marqué le pays de son sceau et son héritage continuera de peser sur l'orientation des choix politiques et sur la conduite de la diplomatie turque.